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Pour lui, pour elle et pour eux, pour tous nos enfants…

Aux Casernes Dessalines, sises au Palais National, à quelques mètres des bureaux et appartements privés du Président à Vie Jean-Claude Duvalier et de son épouse. 1982. La salle est sombre. Un grand bureau. Dessus, parfaitement rangés, une feuille blanche, un crayon, un revolver, une lampe dont la faible lumière permet à peine de reconnaitre les visages des trois hommes assis derrière le bureau. Au centre, trône le Docteur Roger Lafontant, Ministre de l’Intérieur et de la Défense Nationale, affable, accueillant, il tangue en faisant tournoyer son fauteuil. A sa droite et à sa gauche, immobiles, le visage fermé, se tiennent Emmanuel Orcel et Albert Pierre dit Ti Boulé, colonels des Forces Armées d’Haïti. La Commission d’Enquête Spéciale de Jean-Claude Duvalier. Des haut-parleurs diffusent des enregistrements de hurlements d’un homme qu’on torture et qui supplie grâce, pitié. Deux gardiens accompagnent le prisonnier menotté, l’installent au milieu de la salle sombre, saluent militairement les trois hommes et quittent la pièce


– Vous êtes bien Hervé Denis ?

– Je suis Hervé Denis.

– Nous sommes désolés pour les menottes, Monsieur Denis. Vous pourriez mal réagir, elles sont seulement pour vous protéger contre vous-même… Donc, vous êtes bien le Hervé Denis qui a vécu plus de 20 ans en France, n’est-ce pas ?

– 21 ans.

– Vous êtes restés très longtemps, trop longtemps à l’étranger. Vous avez perdu vos réflexes. Nous comptons bien au cours de cette conversation vous redonner vos réflexes d’Haïtien. Car vous êtes devenu un étranger, n’est-ce pas.

– C’est-à-dire ?

– C’est-à-dire que vous n’avez pas peur, professeur Denis. Vos cours à la Faculté en sont la preuve, nous en détenons les enregistrements. Nous allons d’ailleurs en réécouter et analyser des extraits en votre compagnie. Vous n’avez pas peur ! Le tract sur la Première Dame en mal de vedettariat, le Président débile léger, c’est bien de vous n’est-ce pas ? Non non, ne niez pas, vos amis vous ont déjà dénoncé ! Vous n’avez vraiment pas peur ! Mais vous n’êtes pas responsable de vos réflexes, n’est-ce pas ? De même que vous n’êtes pas responsable de votre mémoire, n’est-ce pas ? C’est à nous de faire notre travail. Avec vous, cela en fait beaucoup. Car il nous faut vous redonner vos réflexes et en même temps vous apprendre à oublier. A rayer de votre mémoire les techniques de déstabilisation d’un régime que vous avez apprises aux événements de mai 68 en France. Oui oublier tout cela, professeur, et en même temps, ne plus jamais, jamais, oublier d’avoir peur, professeur Denis.

C’est alors que le signal fut donné, un coup sec du crayon sur le bureau, côté gomme. Et qu’est arrivé de l’arrière, de quelqu’un qu’il n’avait pu voir en rentrant dans la salle sombre et qui se tenait derrière lui, le premier coup à la tête, du côté gauche. Un silence, savamment dosé, suivit. Le temps pour ses bourreaux de le laisser revenir de son étourdissement et de le remettre en conditions de répondre à leurs questions, mais, pour lui, le temps de savoir que sa tête n’avait pas explosé, de se sentir vivant, pour lui, surtout, le temps de prendre la mesure de ce qui lui arrivait, rester en vie, ne pas passer du crayon au revolver, rester en vie, résister, obtenir victoire sur cette soudaine et terrible envie d’uriner. Cela devait durer ainsi, pendant quatre heures trente, rien qu’à la tête, et toujours du même côté de la tête…

Jean-Claude Duvalier, revenu à Port-au-Prince, a exprimé vendredi dernier sa « tristesse » envers ceux qui se « reconnaissent victimes » de son régime. C’est un homme qui ne regrette rien qui a parlé. C’est un homme qui n’a rien appris – ou a bien appris – de ses vingt-cinq ans en terre de « vieille démocratie » qui s’est adressé avec arrogance à la « jeunesse de mon pays ». Pour n’avoir jamais été inquiété. Pour s’être félicité des multiples fins de non-recevoir réservées, depuis 1986, aux tentatives du « Comité pour Juger Duvalier » pour le traduire en justice par-devant les tribunaux français. Pour avoir pu se réjouir des photos récentes qui circulent sur internet de son ex-première dame Michèle Bennett Duvalier en compagnie respectivement de Jacques Chirac, de Bernadette Chirac, de Dominique de Villepin, tous trois souriant ostensiblement, regard tourné vers la caméra, incivilement heureux de cette compagnie. Ou encore, ou pire, de celles indécentes, obscènes, depuis son retour, des amis, cousins, frères de ses propres victimes venus l’acclamer… Pour, enfin, détenir les garanties octroyées par le règne permanent et sans partage de l’impunité consacrée autant par les gouvernements qui lui ont succédé que par la société haïtienne elle-même.

Dans le déni total des souffrances qu’il a infligées hier et des douleurs qu’il attise aujourd’hui, nous frappant ainsi de la double peine, Jean-Claude Duvalier, serein, est cet homme qui en appelle à la réconciliation nationale, qui attend donc de ses offensés qu’ils lui octroient ce que lui ne daigne pas leur demander, le pardon. C’est cet homme qui aurait pu au moins dire sa reconnaissance envers la population haïtienne pour les libertés conquises au prix le plus fort dont il jouit aujourd’hui, que ses défenseurs et lui-même peuvent revendiquer grâce à la détermination du peuple citoyen qui, en s’affranchissant en 1986 de son emprise féroce, l’a libéré lui de sa propre peur, celle qui a servi de fondement à cette dynastie de près de trente ans.

Car la terreur répandue ne l’était pas pour elle-même ou pour satisfaire un quelconque sadisme des sbires du régime, même quand elle a pu représenter pour certaines et certains, individuellement, une jouissance collatérale. Cette terreur était pour distiller la peur, en imprégner tout un peuple pour le déshumaniser, l’annihiler, pour mieux l’asservir, et s’enrichir, et se perpétuer. C’est à cela qu’ont servi, au règne du père et du fils, les obligations faites aux directeurs d’école et aux instituteurs d’accompagner leurs élèves en uniforme, des enfants, au cimetière de Port-au-Prince, pour assister aux séances d’exécution de rebelles. C’est à cela qu’ont servi les parades d’exhibition des têtes coupées de ceux qui avaient osé, toujours présentés à l’opinion comme des « communistes apatrides », mots de passe garantissant la bénédiction renouvelée de l’Occident chrétien. C’est à cela qu’a servi la milice omniprésente, dans les rues, dans les foyers, qui épie, espionne, dénonce, kidnappe, viole, vole, pille, emprisonne, torture, assassine, engendrant une génération du murmure et du chuchotement, au pays du poète Anthony Phelps, « à la saison si triste qu’il est venu le temps de se parler par signes ».

C’est à cause de tout cela, de cette violence inédite, qu’ils sont partis par milliers, volontairement ou de force, vers l’Afrique, l’Amérique du Nord, l’Europe, nos agronomes, nos médecins, nos agriculteurs, nos professeurs d’universités, nos instituteurs, provoquant cette rupture dans la transmission des savoirs. C’est parce que nos arbres ne devaient pas servir d’abris aux rebelles qu’ils ont été abattus, aggravant la détresse de notre environnement. Que nos égouts ont été volontairement obstrués pour prévenir

leur usage par une éventuelle guérilla urbaine, rendant notre capitale plus insalubre.

La dictature fut totalitaire, le désastre total.

Aujourd’hui encore, comme depuis 1986, les puissances « amies » d’Haïti, fidèles à elles-mêmes, relayant le discours des offenseurs ou banalisant le crime, invitent ce pays, comme si la mémoire faisait obstacle au progrès, à « ne pas revenir sur le passé, car il faut se tourner vers l’avenir, il faut de toute urgence s’atteler à cette reconstruction, il faut… il faut. » Les mêmes ne s’offusqueraient-elles pas d’entendre professer l’oubli de la Shoah ? Y aurait-il des discriminations jusque dans la reconnaissance des violations des droits de la personne humaine ?

Aujourd’hui, encore, comme souvent dans notre histoire de peuple offensé, nous sommes seuls de ce côté vertueux de la barricade, à réaffirmer notre foi dans la vraie démocratie, celle qui ne sait pas cheminer sans la vérité et la justice sous toutes ses formes, celle qui ne s’accommode pas du processus électoral infâme de 2010 ovationné par les mêmes « amies ». Celle qui sait prendre le temps et la tendresse nécessaires pour panser les blessures des hommes et des femmes, car après tout, c’est bien à leur bonheur qu’elle aspire.

Mon pays ne donnant pas encore droit au repos, la lutte donc continue. Elle nous somme, pour que nous en sortions victorieux, de choisir clairement notre camp. Mais aussi nos compagnons de route, d’ici et d’ailleurs, car ce sont les démocrates qui font exister la démocratie, et non l’inverse.

Magali Comeau Denis
Ancienne ministre de la culture, comédienne
Port-au-Prince, Haïti

source : Alter-Presse 13 février 2012