Nous, les organisations haïtiennes qui nous nous sommes réunies les 23 et 24 novembre 2011 à Port-Prince en vue de réfléchir sur les réalités de la coopération internationale à quelques jours de la rencontre mondiale de haut niveau qui se tiendra à Busan en Corée du Sud sur l’efficacité de l’aide, constatons que notre planète et notre pays traversent une conjoncture de crise profonde qui exige des remises en question sérieuses sur les modes d’organisation de la vie en société notamment les modes de régulation sociale et les rapports entre la production, la reproduction sociale et l’environnement.
Suite à l’échec de plusieurs décennies du développement, 25 ans après la solennelle déclaration adoptée par l’Assemblée Générale des Nations Unies (le 4 décembre 1986) sur le droit des Peuples au Développement, près de 20 ans après la grande Conférence de Rio sur l’environnement de juin 1992 et 11 ans après l’adoption des objectifs de développement du millénaire – qui arrivent à échéance dans moins de 4 ans – nous constatons que le « Développement » n’a pas tenu ses promesses quant à la conquête de la prospérité, quant à une répartition juste et équitable de la richesse produite, quant à une meilleure maitrise de la relation société – environnement susceptible de sauvegarder la viabilité de nos civilisations dans l’intérêt des futures générations. Les PMA sont passés de 25 à 49 en moins de 30 ans, aujourd’hui 1.75 milliards d’individus survivent dans des conditions abjectes de précarité et ceux qui meurent de faim sont passés de 850 millions en 1996 à près d’un milliard aujourd’hui. La concentration du Capital et des richesses a atteint des limites à peine imaginables il y a 30 ans.
Tant sur le plan mondial que national la situation actuelle invite les citoyens et les citoyennes à agir, en toute urgence, en vue de dépasser le mode d’organisation de la production et de la répartition de la richesse de même que le modèle des échanges imposé par le système économique mondial qui est à la racine de la crise. Ici nous devons penser à l’invention d’une nouvelle société haïtienne qui soit en mesure de stopper la régression en lançant notre pays sur une voie de sortie de crise grâce à la conquête de la prospérité et de la justice sociale.
Nous sommes conscients de l’urgente nécessité d’un changement radical de paradigme en rupture avec des politiques d’aide qui, sous une rhétorique progressiste évoquant la participation, l’appropriation et les résultats concrets, continuent de prioriser des mesures de libéralisation des marchés, d’accélération de l’endettement, de privatisations, de déréglementations, d’austérité fiscale, de flexibilisation et de précarisation des marchés du travail. Nous avons besoin d’inventer de nouveaux modèles de développement respectueux des droits des Peuples et de l’environnement et capables de résoudre la crise systémique actuelle en s’attaquant aux causes profondes des inégalités.
Nous sommes favorables au développement de la coopération Sud-Sud mais celle-ci ne doit surtout pas reproduire les tares de la coopération traditionnelle. Elle doit se baser sur le principe de la solidarité, de la complémentarité et sur le respect des cultures nationales. Nous encourageons la mise en place de nouveaux instruments propices à la reconquête des espaces critiques de souveraineté par nos pays comme la Banque du Sud et le S.U.C.R.E..
Notre pays est en régression économique rapide depuis de très longues années et après avoir connu une véritable explosion des niveaux quantitatifs d’aide publique au développement (de 3 millions dans les années 60 à plus de 900 millions en 2009) les indicateurs sociaux dénoncent une situation angoissante de pauvreté qui affecte 76% de la population. Près de la moitié des habitants de notre pays ne parvient pas à se nourrir convenablement. Les inégalités augmentent et déchirent le tissu social en devenant insoutenable (10% des plus pauvres ne perçoivent que 0.37% du revenu national). Nous enregistrons un taux record de mortalité maternelle (613 pour 100.000 naissances vivantes) et nous venons d’acquérir un nouveau titre de champion du monde avec plus de 460.000 personnes affectées et plus de 7.000 décès causés par le choléra importé par les troupes onusiennes de la MINUSTAH.
L’aide internationale massive reçue par notre pays et qui a connu des niveaux inédits après le séisme du 12 janvier 2010 doit être questionnée au regard des résultats médiocres obtenus tant sur le plan de la croissance et de la santé de l’économie nationale que sur le plan de la qualité de vie des citoyens. Les mécanismes de gestion et de décaissement soulèvent de nombreuses inquiétudes quant à leurs effets négatifs en renforçant la dépendance, en affaiblissant les institutions étatiques et en marginalisant de plus en plus les acteurs de notre pays de tous les espaces stratégiques de décision. La présence de la MINUSTAH, de la CIRH et d’une multitude d’ONGS étrangères agissant sans coordination et en ordre dispersé, le mécanisme des « clusters » et des Unité techniques d’exécution (UTE) suggère une situation de facto de mise sous tutelle. Même si on peut signaler quelques initiatives encourageantes comme le Groupe Sectoriel Agricole, Groupe de Bailleurs piloté par le Ministère de l’Agriculture (MARNDR) les résultats ne sont pas au rendez-vous et certainement pas à la hauteur des défis actuels.
Nous constatons que les engagements pris dans le cadre du consensus de Monterrey sur le financement du développement, dans le cadre de la Déclaration de Paris et du plan d’action d’Accra n’ont pas été respectés par les donateurs tant sur le plan des volumes de financement mobilisés que sur le plan des mécanismes qui sont encore dominés par des conditionnalités politiques et le venin de l’aide liée. Non seulement l’Aide Publique au Développement (APD) qui est pratiquée aujourd’hui mondialement ne respecte pas les critères d’appropriation, d’alignement, d’harmonisation, de reddition de comptes, de transparence, de coresponsabilité et de gestion orientée vers des résultats mais, à bien des égards, la situation est pire que celle qui a prévalu au cours des décennies 70 et 80.
L’augmentation des familles monoparentales après le séisme, la poursuite de la discrimination exercée contre les filles au moment de la première scolarisation, le non respect des droits de la femme, l’exploitation sexuelle de la femme et des jeunes filles, les inégalités criantes de rémunération sur le marché de travail entre les hommes et les femmes et le manque d’encadrement des regroupements de femmes par le Ministère concerné constituent un diagnostic alarmant établi par les organisations féministes.
Nous exigeons des politiques qui éliminent la pauvreté, qui éliminent la domination des processus d’endettement, qui garantissent l’égalité entre hommes et femmes, un travail décent pour toutes et tous, assurent la durabilité écologique, tout en réaffirmant le rôle central des groupes exploités, appauvris et marginalisés dans les choix des orientations de développement. Ce nouveau modèle de développement doit nous libérer de la dictature exercée par les marchés financiers.
Dans le cadre de cette déclaration les organisations haïtienne tiennent à faire entendre leurs voix en participant à l’important sommet de Busan et en proclamant notre adhésion aux principales revendications qui seront présentées par les Organisations de la société civile notamment :
– Une évaluation indépendante, rigoureuse et participative de la mise en application de la déclaration de Paris, du consensus de Monterrey et des principes adoptés à Accra
– Un approfondissement des 5 critères définis dans la déclaration de Paris
– La mise en place de politiques basées sur une approche et des standards de droits humains pris dans leur interconnexion et leur globalité
– La réforme urgente de l’architecture globale de la coopération internationale en modifiant les rapports de pouvoirs défavorables aux peuples et aux travailleurs. Nous devons remettre en question le rôle décisif des Institutions Financières Internationales (IFIs) et travailler à la construction d’un nouvel ordre économique mondial capable de stopper l’hémorragie des transferts négatifs de richesses du Sud vers le Nord (à travers notamment la fuite des cerveaux, l’échange inégal, le rapatriement des profits des Entreprises transnationales et le service de la dette). Cette réforme doit impliquer une lutte vigoureuse contre les paradis fiscaux et l’évasion fiscale pratiquée systématiquement par les entreprises transnationales. En ce sens de nouvelles formules de taxation des transactions financières à l’échelle mondiale sont nécessaires de même que la mise en place de mesures coercitives contre les Entreprises transnationales qui violent les codes de conduite.
– La construction de systèmes de décision inclusifs basés sur une approche garantissant un dialogue multi-acteurs et sur la transparence
– L’élimination du système actuel des conditionnalités et de l’aide liée favorisant exclusivement les entreprises venant des pays du Nord. Donner la priorité aux entreprises et organisations des pays du Sud
– La modification du cadre de l’assistance technique en l’articulant réellement aux besoins des pays du Sud
– La promotion et le respect de la souveraineté des Peuples et de l’intégration régionale
Nous présentons un ensemble de recommandations autour de problématiques sectorielles dans lesquelles se concentrent, entre autres, notre travail quotidien :
Tous les pays devraient avoir un espace politique leur permettant de définir leurs propres options en matière de développement économique et social. Nous devons mettre fin à la dictature de la pensée unique, aux modèles prêt-à-porter, aux diverses générations d’ajustement structurel et aux stratégies dogmatiques et mimétiques. Nous réaffirmons la nécessité de mettre en place, en Haïti, une vision nationale de développement construite sur la base d’une large concertation avec tous les secteurs. La coopération internationale devra s’adapter aux orientations définies par le Peuple haïtien. Nous proclamons également le rôle essentiel des structures étatiques, qui doivent être renforcées par les programmes de coopération, dans la coordination de l’APD.
Dans le domaine de l’Education
1) Tous les programmes de coopération dans le domaine de l’éducation doivent être coordonnés par les autorités étatiques en particulier le MENFP et l’UEH. Le MENFP sera chargé de mettre en place des mécanismes rigoureux de suivi en collaboration avec les autres acteurs du système, en vue de garantir une éducation publique, universelle, gratuite et de bonne qualité
2) Tous les programmes de coopération en matière d’éducation doivent être construits à partir de la culture nationale et de la réalité de notre pays (langue, héritage historique, position géographique, risques environnementaux et potentialités). Ils doivent faciliter la mise en place des investissements de capacités.
3) Le MENFP doit tout mettre en œuvre au plan national et également dans le cadre des accords de coopération pour ralentir la fuite des cerveaux (actuellement selon les données de la BID 81% des universitaires haïtiens travaillent hors de nos frontières).
Dans le domaine de la Santé
1) Il est nécessaire de tout mettre en œuvre pour construire un Système national de santé public capable de répondre aux besoins de tous sans discrimination.
2) Les agences de coopération doivent canaliser leurs programmes en priorité vers des institutions étatiques.
3) Les ONG étrangères et haïtiennes œuvrant dans ce secteur doivent intégrer les structures publiques de prestation de services dans le but de les renforcer.
4) Le système des « clusters » et des tables sectorielles mises en place notamment par les Nations Unies doit être coordonné par les Ministères concernés
5) Nous demandons justice et une réparation adéquate pour toutes les victimes du cholera
Dans le domaine de l’Economie et des infrastructures
1) La stratégie de développement doit être axée sur une vision qui priorise la décentralisation et qui se base sur des principes de transparence, participation, crédibilité, responsabilité financière
2) Nous devons mettre en place des mécanismes assurant la coordination et la mutualisation des divers flux de financement disponibles y compris ceux provenant de la coopération internationale afin d’optimiser l’allocation des ressources et la cohérence des programmes et projets de développement
3) La coopération au développement doit inclure les infrastructures de bases en priorité dans les domaines du transport, de la santé, de l’éducation, du logement et cheminer vers une profonde modification de notre matrice énergétique en organisant la transition vers des sources d’énergie renouvelables (solaire, éolienne, hydroélectrique, marée-motrice, recyclage de déchets)
4) La construction des infrastructures doit se réaliser de façon à assurer leur entretien et leur durabilité en associant de façon responsable les usagers et les divers acteurs concernés
Dans le domaine de l’Environnement
1) Les programmes de coopération devraient appuyer en priorité la mise en œuvre d’une stratégie de satisfaction de nos besoins énergétiques visant à nous libérer de la dépendance du charbon de bois
2) Il faut exiger des porteurs de projets des études d’impact environnemental crédibles
3) Veiller à l’harmonisation des interventions dans une logique de complémentarité
Dans le domaine des rapports sociaux de genre
1) Les programmes de coopération devraient augmenter les dotations financières pour les activités économiques des femmes
2) Soutenir davantage les organisations de femmes. Les femmes représentent 52% de la population et sont majoritaires dans les couches les plus vulnérables
3) Investir massivement dans les programmes de formation des femmes et des filles
4) Accorder la priorité aux programmes de réinsertion des femmes et des filles marginalisées de 13 à 25 ans (problème de grossesse précoce entre autres …)
5) Mise en place d’une structure nationale d’assistance légale de prise en charge spécialisée dans la lutte contre les violences faites aux femmes
Etat de droit
1) Respecter la Loi et les règles établies, supporter institutions qui peuvent garantir la démocratie et justice pour tous et toutes.
2) Mettre en place des mécanismes assurant une démocratisation de l’information. La Société haïtienne et les communautés de base ont le droit d’établir des mécanismes de contrôle et de suivi des projets
3) Les programmes de coopération doivent prioriser les groupes les plus vulnérables
4) Nous devons construire une Société civile forte et structurée
5) Les programmes d’aide doivent être analysés et mesurés en fonction de leur impact global sur la société, un suivi scientifique s’impose à partir des outils de la sociologie et de l’anthropologie
Dans le domaine de l’Agriculture
1) Orientation des programmes de coopération vers la souveraineté alimentaire
2) Accorder une grande importance aux investissements productifs vers l’agriculture et les transformations agro-industrielles, en priorisant l’agriculture familiale et des systèmes de crédit de proximité en faveur du monde rural
Dans le domaine du Logement
1) Plaidoyer afin que l’état puisse résoudre le problème du cadastre et s’engager à faire de la problématique de la réforme foncière et du logement une priorité nationale
2) Le renforcement de l’EPPLS et la mise en place d’une structure connexe ayant pour mission, entre autres, d’identifier les véritables besoins de la population en matière de logement, et orienter les interventions de la coopération internationale à partir d’une planification correspondant à notre réalité.
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Cette déclaration a été adoptée lors d’une consultation organisée à l’hôtel le Plaza les 23 et 24 novembre avec près de 200 participants à Port-auPrince. Cette consultation a été coordonnée par le CERFAS et la PAPDA qui ont bénéficié de l’appui du TROCAIRE et de Oxfam America
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Déclaration des organisations haïtiennes vers le sommet de Busan, Corée du Sud