En Haïti, le FMI a imposé en 2003 la fin du système permettant au gouvernement de contrôler le prix de l’essence, le rendant alors « flexible ». En quelques semaines, le prix du carburant a augmenté de 130%. Les conséquences sont terribles…
Dans les années 1980, le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale ont acquis, pour les populations des pays en développement, une réputation tout à fait justifiée, bien que peu enviable : celle d’être les responsables de mesures très impopulaires imposées aux gouvernements, en bref ceux par qui le malheur arrive pour les gens pauvres. Il faut dire que les gouvernements, souvent complices des classes dominantes, aiment à se défausser sur ces institutions dont le siège est situé au loin, à Washington, sur la 19e avenue. Cette réputation sulfureuse s’est répandue comme une traînée de poudre et la presse des pays du Sud a commencé à en rendre compte largement.
Habituées à dire sans ménagement qu’il fallait réduire drastiquement les budgets sociaux ou privatiser les entreprises de service public, ces deux institutions ont cependant compris que ce langage de franchise ne servait pas leur intérêt. Très vite, les populations ont parfaitement identifié leur rôle moteur dans les catastrophes économiques et humaines qui survenaient. Très vite, les émeutes qui suivaient les augmentations de prix des biens de première nécessité ont été baptisées « émeutes anti-FMI ». Très vite, les gouvernements ont subi de très fortes pressions de la part de leur opinion publique pour ne plus céder aux injonctions du FMI ou de la Banque mondiale. La pilule, très amère il est vrai, était de plus en plus difficile à faire avaler…
Une grande opération de communication a alors été lancée dans les années 1990, pour faire face à la grave crise de légitimité, particulièrement méritée, que traversaient (et que traversent toujours) le FMI et la Banque mondiale. Le discours mis en avant devint celui de la réduction de la dette et de la lutte contre la pauvreté. Ces institutions ont compris et changé, nous disait-on alors. Pourtant, les conditionnalités ultralibérales, de sinistre mémoire depuis les programmes d’ajustement structurel des années 1980, ont toujours cours. Une série d’exemples récents, sur tous les continents, suffisent à mettre ces deux institutions face à leurs contradictions et à dresser un tableau des résistances qui se dessinent.
En Roumanie, le gouvernement de centre-droit de Calin Popescu Tariceanu voulait utiliser les sommes récupérées par l’intermédiaire des privatisations pour investir dans des projets d’infrastructures, comme les autoroutes dont il juge la quantité insuffisante. En revanche, le FMI voulait que la totalité de ces fonds soit utilisée pour rembourser la dette extérieure. Fin octobre 2005, le gouvernement a refusé de céder à des conditions qu’il juge inacceptables. Aucun terrain d’entente n’a été trouvé. L’accord signé en juillet 2004 avec le FMI a ainsi été rompu.
Au Sri Lanka, un scénario comparable s’est déroulé à la même période : le gouvernement a refusé un prêt de 389 millions de dollars conditionné à des réformes politiques comme une refonte du régime des retraites et la privatisations des ressources en eau [1].
En Equateur, un soulèvement populaire a provoqué, en avril 2005, la chute du président Lucio Guttierrez. Le gouvernement du nouveau président, Alfredo Palacio, est plus chatouilleux sur le thème de la souveraineté économique, ce qui n’est pas pour réjouir le FMI et la Banque mondiale. Il faut dire qu’en 2000, l’Equateur a abandonné sa monnaie pour adopter le dollar des Etats-Unis, subissant alors totalement la politique monétaire décidée par Washington. En juillet 2005, le gouvernement a décidé de réformer l’utilisation des ressources pétrolières. Au lieu de servir intégralement au remboursement de la dette, une partie servira aux dépenses sociales, notamment pour les populations indiennes, souvent défavorisées. Ulcérée, la Banque mondiale a bloqué un prêt de 100 millions de dollars qu’elle avait promis à l’Equateur. Le populaire ministre des Finances, Rafael Correa, qui avait initié la réforme, a déclaré : « C’est une offense pour l’Equateur », estimant que « personne n’avait le droit de punir un pays s’il changeait ses lois [2] ». En réponse, l’Equateur a cherché des fonds ailleurs : au Venezuela (où le président Hugo Chavez, prêt à soutenir ce genre d’initiative, a accordé un prêt de 300 millions de dollars [3]) et en Chine (dont l’économie florissante convoite toujours davantage de matières premières). Cela n’a fait qu’accentuer les pressions exercées par Washington, qui a fini par obtenir la démission de Correa. Il a été remplacé par Magadalena Barreiro, qui a toutefois accepté le poste à condition d’avoir le soutien public de Correa.
En Haïti, le FMI a imposé en 2003 la fin du système permettant au gouvernement de contrôler le prix de l’essence, le rendant alors « flexible ». En quelques semaines, le prix du carburant a augmenté de 130%. Les conséquences sont terribles : difficultés pour rendre l’eau potable ou faire cuire les aliments ; augmentation du coût des transports, que les petits producteurs répercutent au marché, ce qui entraîne une hausse des prix pour de nombreux produits de base. Mais comme l’inflation est farouchement combattue par le FMI, il a alors imposé un gel des salaires. Du coup, le salaire quotidien minimum, qui était de 3 dollars en 1994, est tombé à 1,50 $, ce qui devait, toujours selon le FMI, attirer les investisseurs étrangers… Cela a aussi servi des intérêts géopolitiques : la fragilisation du président Jean-Bertrand Aristide, préfigurant son départ du pouvoir voulu par les grandes puissances, le 29 février 2004 [4].
Même dans des pays producteurs de pétrole, comme en Irak ou au Nigeria, le FMI a imposé cette logique de flexibilité des prix. Les tarifs augmentent, provoquant des manifestations de profond désaccord de la part des populations touchées…
Au Ghana, l’ancien président Jerry Rawlings avait refusé d’intégrer l’initiative sur les pays pauvres très endettés (PPTE), mais depuis l’arrivée au pouvoir de John Agyekum Kufuor en janvier 2001, le Ghana se soumet aux conditions imposées par le FMI. L’une d’elles, et non des moindres, concernait le secteur de l’eau pour lequel le FMI exigeait le recouvrement total des coûts. Autrement dit, les ménages doivent payer l’intégralité des coûts de leur accès à l’eau sans profiter d’aides de l’Etat. Le prix du mètre cube d’eau doit être à un niveau tel que le coût total d’exploitation et de gestion de l’eau soit recouvert. L’électricité était aussi dans sa ligne de mire, suivant le même principe. Le but était clair : remettre à flot l’entreprise publique concernée, avant privatisation… Dès mai 2001, le prix de l’eau a augmenté de 95%, et ce n’était que le début… Les populations, fortement touchées, se sont mobilisées par la création de la National Coalition Against Privatisation of Water (Coalition nationale contre la privatisation de l’eau). Alors qu’un Ghanéen sur trois n’a pas accès à l’eau potable, la Banque mondiale a alors pesé de tout son poids : en 2004, elle a accordé au Ghana un prêt de 103 millions de dollars en échange de la cession à une multinationale de l’alimentation en eau des principales villes. Le processus de privatisation est en route, mais le combat des populations continue, avec le renfort de nombreux réseaux militants internationaux.
Au Mali, c’est la filière coton qui est sur la sellette. Depuis plusieurs décennies, le secteur du coton dans son ensemble était contrôlé par la Compagnie malienne de développement des textiles (CMDT), détenue à 60 % par l’État malien et à 40 % par la société française Dagris. Véritable colonne vertébrale de l’économie malienne, la CMDT, à travers les bénéfices et les taxes, fournissait à l’État malien la plus grande part des devises récupérées chaque année. Son rôle a toujours dépassé largement la production de coton, réalisant des missions de service public comme l’entretien des pistes rurales ou l’alphabétisation, apportant un soutien important aux organisations villageoises comme pour l’achat de matériel agricole ou la construction d’infrastructures vitales. Jusqu’en 1999, la production n’a cessé d’augmenter : 200 000 tonnes en 1988, 450 000 pour 1997, 520 000 pour 1998, 522 000 pour 1999. Cependant, une gestion très discutable de la CMDT et des cours très bas ont provoqué une révolte des paysans et leur refus de récolter en 1999/2000. La production a alors chuté de près de moitié cette saison-là. En avril 2001, se sont tenus les États généraux de la filière cotonnière, qui ont décidé un plan draconien de réforme, avec réduction de la masse salariale de 23 %, annulation totale ou partielle de la dette des paysans, réduction des effectifs (entre 500 et 800 personnes concernées sur 2 400), non application de la hausse prévue des salaires de 7 %, prix garanti d’achat du coton aux producteurs augmenté de 170 FCFA/kg à 200 FCFA/kg, ouverture du capital, recentrage des activités et désengagement progressif de l’État malien de la CMDT. Malgré les échecs des privatisations dans les Etats voisins (comme au Bénin ou en Côte d’Ivoire), la Banque mondiale préconise la privatisation pure et simple, ce qui inquiète fortement les villageois concernés. Déjà les premières restructurations, notamment pour le transport et la gestion des engrais et pesticides, ont fait apparaître de graves dysfonctionnements, qui ont pénalisé durement les producteurs maliens et menacé les récoltes en 2003 et 2004 [5].
Afin d’accélérer encore le processus, désapprouvant le fait que la CMDT ait garanti un prix de 210 FCFA/kg qu’elle jugeait trop élevé, la Banque mondiale a fait pression en bloquant le versement d’une aide de 25 millions de dollars. De ce fait, elle nie les deux spécificités du coton malien qui ont fait la réussite de la filière : un prix minimal garanti et une intégration verticale. Une étude de la Banque mondiale [6] publiée en mai 2005 est très explicite : « Le plan d’action pour la mise en œuvre de cette stratégie visait la création de 3 ou 4 sociétés d’égrenage par la vente du patrimoine actuel de la CMDT à des investissements privés. » Mais le gouvernement malien a demandé un sursis jusqu’en 2008 « au motif de ne pas vouloir être accusé de brader les industries nationales à des intérêts étrangers ». La pression de la Banque mondiale s’est alors accentuée : « l’agenda de la privatisation n’est pas défini, le calendrier n’est pas clair et certaines décisions sont abordées de manière improvisée, ce qui ne garantit aucune rationalité économique ni transparence », demandant alors « un dialogue crédible sur la réforme de la filière, l’adoption d’un calendrier fiable, d’un scénario acceptable pour la privatisation et d’un plan pour limiter l’impact des déficits de la compagnie sur le budget ». Le combat des populations continue là aussi, afin que la CMDT ne paie bientôt les conséquences d’une gestion discutable et de l’aveuglement des institutions internationales, FMI et Banque mondiale en tête.
Le coton va-t-il suivre l’eau et l’électricité ? Peut-être, et l’exemple est intéressant car le Mali vient de récupérer la majorité du capital de EdM (Energie du Mali) qui avait été privatisée au profit d’une filiale de Bouygues, la Saur, il y a cinq ans. Mais EdM privatisée n’a jamais rempli ses obligations contractuelles (développement des réseaux d’eau et d’électricité en investissant au moins 600 millions d’euros, baisse des tarifs) [7]. Promue par le FMI et la Banque mondiale, cette privatisation se révèle donc être un échec, alors même qu’elle était montrée en exemple aux pays voisins. La renationalisation comme une issue ?
Au Niger, la réélection en décembre 2004 du président Mamadou Tandja n’a pas connu de période de grâce. Dès janvier 2005, suite aux injonctions du FMI, il a promulgué une loi de finances rectificative comportant l’augmentation de la TVA à 19 % sur des biens et services de première nécessité (farine de blé, sucre, lait, eau et électricité). Très vite, les mobilisations sociales ont été massives. En mars, la population, déjà appauvrie par des années de mauvaises récoltes (sècheresses, attaques de criquets pèlerins) et d’ajustements structurels (privatisations, réduction des budgets sociaux, licenciements et gel des salaires dans la fonction publique…), est descendue en masse dans la rue pour exprimer son mécontentement. La réaction sociale, organisée autour de trois organisations de consommateurs, a réussi à créer une large force unitaire autour d’une « coalition contre la vie chère », regroupant 29 organisations et les 4 confédérations syndicales. Après plusieurs journées « ville morte » et des arrestations arbitraires de la part des forces de l’ordre, leur mobilisation a permis de faire reculer le gouvernement : la TVA à 19 % n’est pas appliquée sur le lait et la farine, l’eau et l’électricité ne sont plus concernées que pour les tranches de consommation les plus fortes. Seul le sucre est concerné, mais c’est au prix de luttes sociales acharnées contre la volonté du FMI, relayée par les dirigeants nigériens.
L’annonce, en juin 2005, par les ministres des Finances des pays du G8 [8], de l’effacement de la dette détenue par 18 pays pauvres envers la Banque mondiale, la Banque africaine de développement (BAfD) et le Fonds monétaire international (FMI), soit 40 milliards de dollars, résulte de cette logique également. Cet effacement pour un petit nombre de pays (représentant seulement 5 % de la population des 165 pays en développement) n’est en rien un cadeau : c’est la contrepartie d’une camisole néolibérale qu’on leur impose depuis de longues années, à travers l’initiative PPTE (Pays pauvres très endettés). Depuis au moins 4 ans, ces 18 pays doivent appliquer des réformes économiques néolibérales dans la droite ligne de l’ajustement structurel : augmentation des frais scolaires, des frais de santé et de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA), suppression des subventions aux produits de base, quatre mesures qui affectent surtout les pauvres ; privatisations ; libéralisation de l’économie et mise en concurrence déloyale des producteurs locaux avec les transnationales… La carotte de l’annulation de la dette après le bâton de l’ajustement structurel, qui fait très mal…
On le voit, le FMI et la Banque mondiale ne peuvent pas sérieusement affirmer avoir renoncé à leurs exigences tant décriées. Le remboursement anticipé par le Brésil et l’Argentine, à quelques jours d’intervalle en décembre 2005, de toutes leurs créances envers le FMI leur permet de se soustraire à sa tutelle particulièrement oppressante. Le président argentin, Nestor Kirchner, a affirmé qu’il récupérait ainsi une marge de manoeuvre non négligeable pour éviter une augmentation du prix des services publics privatisés, comme le réclamait le FMI et les multinationales impliquées depuis plusieurs années. En somme, entraver l’action du FMI est, aujourd’hui comme hier, un levier essentiel pour lutter dans l’intérêt des populations défavorisées, partout dans le monde.
Damien Millet est président du CADTM France (Comité pour l’annulation de la dette du tiers-monde->http://www.cadtm.org/), auteur de L’Afrique sans dette, CADTM/Syllepse, 2005
Eric Toussaint est président du CADTM Belgique, auteur de La Finance contre les peuples, CADTM/Syllepse, 2004.
NOTES:
[1] Voir Sunday Observer (Sri Lanka), 6 novembre 2005
[2] Cité par Le Figaro, 11 août 2005.
[3] Signalons au passage que lors du coup d’Etat d’avril 2002 au Venezuela, qui a porté au pouvoir le patron des patrons pendant moins de deux jours, le FMI, par la voix de son porte-parole Thomas Dawson, a immédiatement proposé d’aider ce gouvernement illégitime (« We would hope that these discussions could continue with the new administration, and we stand ready to assist the new administration in whatever manner they find suitable »)
[4] Voir http://endehors.org/news/4518.shtml
[5] Voir Damien Millet, L’Afrique sans dette, CADTM/Syllepse, 2005.
[6] « La situation actuelle des défis et enjeux de la filière coton du Mali », A. David Craig (Directeur des Opérations pour le Mali de la Banque mondiale).
[7] Voir www.acme-eau.com
[8] Allemagne, Canada, Etats-Unis, France, Grande-Bretagne, Italie, Japon, ainsi que Russie.